Une ténébreuse affaire

L’affaire Clearstream devrait marquer, parait-il, un tournant dans l’histoire des relations entre la justice et la politique. Elle oppose principalement un ancien premier ministre, Dominique de Villepin, qui comparaît en accusé pour dénonciation calomnieuse, à un Président de la République en exercice, Nicolas Sarkozy, une des victimes qui a choisi de se constituer partie civile en souhaitant, mezzo voce, que les coupables soient pendus à un « croc de boucher ».  Deux hommes issus du même camp politique qui s’opposent pour se détruire.

Nicolas Sarkozy: "Deux juges indépendants ont estimé que les coupables devaient être traduits devant un tribunal correctionnel..."

 

« Une ténébreuse affaire » aurait dit Honoré de Balzac, auteur, en 1846, d’un roman du même titre, sur l’art du complot, de la tactique et du billard à trois bandes sous Napoléon. Curieux rappel ? Souvenons-nous tout de même que Dominique de Villepin, auteur des « 100 jours » et du « Soleil noir de la puissance », est un admirateur de l’Empereur. Et que The Indépendant, le quotidien britannique, a cru discerner que Nicolas Sarkozy souffrait du « complexe de Napoléon », responsable de sa susceptibilité ; le complexe en question relevant de sa courte taille… Choking ! Faut-il être anglais pour voir en chaque Français un Petit Caporal en puissance et pour affirmer de pareilles choses, si déplaisantes, n’est-il pas ? Car en France, c’est bien connu, nous sommes plus nuancés dans nos comparaisons que nos voisins Anglais. Et si référence à Napoléon il y a également quand on cherche à « expliquer » le Chef de l’Etat, c’est tantôt à Napoléon 1er, tantôt à Napoléon le Petit de Victor Hugo, selon. Et le plus souvent pour des aspects de leurs caractères respectifs plutôt que pour leurs aspects physiques, ce qui les rapproche.

 
A l’ouverture du procès, en arrivant au palais de justice, Dominique de Villepin a une nouvelle fois exprimé son indignation. Comme un hussard! Offensif, résolument offensif : « Je suis ici par la volonté d’un homme, par l’acharnement d’un homme, Nicolas Sarkozy » a-t-il théâtralisé devant la presse avant d’ajouter « j’en sortirai libre et blanchi au nom du peuple français ». Une façon de se poser en victime face au peuple de France et de faire passer au second plan la thèse selon laquelle il y a réellement eu volonté de nuire et que Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, était bel et bien une des, ou la cible, à atteindre. Qui a fait quoi et pourquoi ? Le tribunal tranchera… Mais au-delà de la réponse à cette question, c’est l’image même de la démocratie qui est déjà abimée par l’affrontement au sommet. La haine suinte, comme aux pires jours de la troisième République. Les propos exprimés, publiquement ou en comités restreints, sont violents. On le devine et on l’entend : ces deux là n’auront de cesse que lorsque l’un d’entre eux mordra définitivement la poussière. Du jamais vu dans une majorité qui a pourtant vécu d’autres épreuves, de l’affaire Stefan Markovic à celle de la cassette du promoteur immobilier Jean-Claude Méry en passant par la feuille d’impôt de Jacques Chaban-Delmas. Mais cette fois-ci, comme le dit Thierry Herzog, l’avocat du Président, avec un sens certain de l’euphémisme : « Nicolas Sarkozy a peut-être été un peu au-delà de ses prédécesseurs (en étant partie civile alors que Président, une première), mais il l’a fait au grand jour, sans cagoule et sans intermédiaire… ».
 
«  Les coupables »
 
C’est tellement vrai, que le Président, à New York où il assistait à l’assemblée générale des Nations-Unis, s’est même autorisé à oublier momentanément les principes qui garantissent la séparation des pouvoirs et fondent la République. « Au bout de deux ans d’enquête, deux juges indépendants ont estimé que les coupables devaient être traduits devant un tribunal correctionnel », a t-il dit en réponse à une question de TF1 et France 2, donnant l’impression que le jugement était déjà rendu avant même le déroulement du procès. Coupables ? Etait-ce un lapsus, une colossale erreur de communication ou bien une façon délibérée de qualifier des hommes qui n’ont pas encore été entendus par le tribunal et qui bénéficient donc de la présomption d’innocence ? Nicolas Sarkozy est avocat de formation. Il sait la terminologie judiciaire. Et il a déjà procédé de la sorte lors de l’arrestation d’Yvan Colonna en affirmant à l’époque et publiquement, que « l’assassin du préfet Erignac était aux mains de la police ». La faute que Dominique de Villepin attendait, certain qu’elle allait arriver. Son avocat, sans surprise, a d’ailleurs saisi l’occasion pour expliquer que ces propos, ceux du Chef de l'Etat, « humiliaient la justice et constituaient une forme de pression sur elle ». Résultat, Dominique de Villepin, en virtuose de la communication dans cette affaire à la différence de Nicolas Sarkozy, a repris la main en l'assignant pour atteinte à la présomption d’innocence ajoutant de la pression à la pression sur les juges.
 

Les élus UMP contrariés. 

 
L’initiative présidentielle a gâché les journées parlementaires de l’UMP au Touquet et provoqué la consternation de la plupart des élus qui se sont aussitôt réfugiés derrière le « pas de commentaires sur une affaire en cours » pour mieux dissimuler leur réprobation silencieuse. Jean-François Copé, Président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, a donné l’exemple, contraint et forcé, furieux de voir ainsi contrarié son « moment », son désir de faire briller l’idée de la coproduction législative qui rendra du pouvoir au Parlement et augmentera le sien face à l’exécutif.
 
Jean-François Copé: "Pas de commentaires sur une affaire en cours". 
Pour beaucoup d’élus, Nicolas Sarkozy, devenu Président de la République, se devait en effet de prendre un peu de distance, de ne plus être partie civile, les prévenus ne pouvant se retourner contre lui du fait de l’immunité dont il jouit. Hervé Mariton, soutien de Dominique Villepin, le pense.
 
Hervé Mariton: "Un Chef de l'Etat se doit de prendre de la distance quand il s'agit de justice..." 
 
Tout comme Jean-Pierre Grand député de l’Hérault, fidèle de l'ancien premier ministre de Jacques Chirac. 
 
 
 
Jean-Pierre Grand: "Nous sommes en pleine manipulation" 
 
 
 
 
Gérard Longuet, Président du groupe UMP au Sénat.  
 
"je me souviens de Michel Poniatovski, ministre de l'intérieur, menacé d'être renvoyé devant la Haute cour de justice pour avoir présenté des prévenus comme des coupables. Il faut garder de la distance".
 
 

Cette affaire est contre-productive, jugent, de leur côté, la plupart des partisans de Nicolas Sarkozy en soulignant que les Français n’apprécient guère la lutte du pot de fer contre le pot de terre. Et Dominique de Villepin qui ne l’ignore pas, manœuvre assez adroitement pour que sa thèse de « l’acharnement d’un seul homme » prenne un relief suffisant pour devenir crédible… Oui, les juges sont sous pression. (photos pb)